Dans une décision particulièrement attendue, la chambre commerciale de la Cour de cassation, par un arrêt du 17 septembre 2025 publié au Bulletin, opère une nouvelle inflexion significative dans sa jurisprudence relative à la recevabilité des preuves obtenues de manière déloyale.
Elle affirme qu’un rapport d’enquête établi par un enquêteur privé ayant utilisé une fausse qualité peut, sous réserve d’un contrôle de proportionnalité, être recevable dans une instance civile, y compris au soutien d’une requête fondée sur l’article 145 du code de procédure civile.
Ce faisant, la Cour consacre une nouvelle application du « droit à la preuve », même lorsque le moyen probatoire résulte d’un subterfuge délibéré, et invite les juridictions du fond à abandonner la logique d’exclusion automatique au profit d’une mise en balance concrète des droits en présence.

I. Faits et procédure : une enquête sous fausse identité pour établir un exercice illégal
Le Conseil régional de l’Ordre des experts-comptables de Provence-Alpes-Côte d’Azur soupçonnait une professionnelle agissant en tant qu’entrepreneur individuel et en qualité de gérante de la société EB Gestion, d’exercer illégalement la profession d’expert-comptable.
Afin d’en obtenir la preuve, le Conseil a mandaté un détective privé, lequel s’est présenté dans les locaux de la société en usurpant une fausse qualité : celle d’un porteur de projet d’entreprise à la recherche d’un prestataire pour sa comptabilité.
Ce stratagème a permis la réalisation d’un entretien avec la professionnelle au cours duquel celle-ci aurait tenu des propos tendant à démontrer qu’elle fournissait, en dehors du monopole légal, des prestations comptables relevant de la compétence exclusive des experts-comptables.
Un rapport d’enquête fut établi, puis versé aux débats dans le cadre d’une action en référé, parallèlement à une requête en constatations fondée sur l’article 145 du CPC, obtenue et exécutée par huissier.
La cour d’appel d’Aix-en-Provence (CA Aix, 18 janv. 2024) a rejeté la demande du Conseil, écartant notamment le rapport au motif que l’usage d’une fausse qualité constitue un procédé déloyal interdisant la recevabilité de la preuve. Selon la cour, la finalité poursuivie ne saurait justifier un tel manquement au principe de loyauté.
II. La position de la Cour de cassation : la fausse qualité n’exclut pas obligatoirement la recevabilité de la preuve
La Cour de cassation casse partiellement cette décision en censurant expressément l’analyse mécanique selon laquelle l’usage d’une fausse qualité emporterait, par principe, l’exclusion de la preuve.
A. Une reconnaissance implicite mais claire de la licéité conditionnée de la fausse qualité
En posant que le rapport d’enquête établi par le détective privé ne devait pas être automatiquement écarté du débat au seul motif que l’enquêteur a menti sur sa qualité, la Cour admet, pour la première fois avec cette netteté, que l’usage d’une fausse qualité ne rend pas nécessairement la preuve déloyale ou illicite.
La Haute juridiction énonce un principe désormais bien installé :
« Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve [potentiellement illicite ou déloyale] porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence. »
Ce contrôle de proportionnalité, inspiré de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, impose de vérifier :
- Si la preuve litigieuse est indispensable à l’exercice du droit à la preuve ;
- Si l’atteinte aux droits fondamentaux en face est strictement proportionnée au but poursuivi ;
- Et si l’équité globale de la procédure est respectée.
B. Application au rapport fondé sur une fausse identité
En l’espèce, la Cour de cassation considère que la cour d’appel a commis une erreur de droit en écartant la preuve uniquement en raison de la fausse qualité utilisée, sans examiner le caractère indispensable de cette preuve, ni mettre en balance le droit du Conseil à démontrer une infraction réglementaire et les atteintes aux droits de la personne mise en cause.
La simple usurpation d’une qualité dans un cadre non pénal n’est donc pas en soi disqualifiante. La Cour exige un examen au cas par cas, fondé sur la nature de l’affaire, la gravité de l’atteinte, l’existence ou non d’autres moyens de preuve, et l’intérêt légitime du demandeur à recourir à de telles méthodes.
III. Portée de la décision : un outil au service de la preuve civile – mais sous strict encadrement
A. L’enquête sous couverture désormais possible en procédure civile
En validant le principe même de la preuve obtenue par un enquêteur privé sous fausse qualité, la Cour de cassation permet, dans certains cas, le recours à des techniques traditionnellement réservées aux investigations pénales ou administratives, dans le cadre d’une instance civile ou commerciale.
La décision est particulièrement bienvenue pour les professionnels confrontés à la difficulté de rapporter la preuve de pratiques clandestines, souvent dissimulées et inaccessibles par des moyens loyaux classiques.
Elle ouvre ainsi la voie à l’utilisation raisonnée et encadrée de moyens d’enquête privés offensifs, à condition que les droits de la défense et l’équité procédurale soient respectés.
B. Une décision à manier avec prudence : vers un contentieux du seuil de proportionnalité
Si l’usage d’une fausse qualité n’est plus prohibé en tant que tel, la Cour exige que soit démontrée :
- Que cette méthode est indispensable (impossibilité de prouver les faits autrement) ;
- Et la proportionnalité de l’atteinte (nature de la tromperie, caractère non intrusif, absence d’enregistrement illicite, etc.).
À défaut, le procédé pourrait toujours être jugé excessif, et donc irrecevable.
La charge de la preuve de cette proportionnalité pèsera, en pratique, sur la partie qui entend utiliser la preuve obtenue sous fausse qualité. Elle devra justifier que ce moyen était le seul disponible, nécessaire et proportionné au but poursuivi.
Conclusion
Cet arrêt du 17 septembre 2025 marque une nouvelle évolution majeure du droit de la preuve civile. Pour la première fois, la Cour de cassation admet la licéité conditionnelle d’un rapport d’enquête fondé sur l’usage d’une fausse qualité, à condition que ce moyen soit proportionné et indispensable.
Ce faisant, elle consacre une fois de plus le « droit à la preuve » susceptible de justifier des atteintes ciblées à d’autres droits fondamentaux, à l’instar de ce que reconnaît depuis longtemps la jurisprudence européenne.
Mais cette avancée est à double tranchant : le contentieux de la preuve entre dans une ère de proportionnalité, marquée par une casuistique inévitable, où l’appréciation des juges du fond sur l’équilibre des intérêts en présence sera décisive.