Introduction
Traditionnellement, la lutte contre la concurrence déloyale relève du droit commercial et de la responsabilité civile délictuelle entre entreprises concurrentes. Toutefois, une tendance jurisprudentielle récente semble révéler une émergence du droit du travail comme vecteur autonome de protection contre des comportements déloyaux, non seulement pendant l’exécution du contrat de travail, mais aussi après sa rupture.
Le recours à la notion de faute lourde, au sens strict de l’intention de nuire à l’employeur, connaît un regain d’intérêt, notamment pour engager la responsabilité pécuniaire du salarié fautif hors rupture du contrat de travail. Plusieurs décisions illustrent cette dynamique, consacrant une lecture renouvelée de l’obligation de loyauté, parfois prolongée par des clauses de confidentialité post-contractuelles.

I. La faute lourde, fondement de l’action en réparation du préjudice économique de l’employeur
La jurisprudence constante rappelle que seule la faute lourde, caractérisée par une intention de nuire, permet d’engager la responsabilité financière du salarié (Cass. soc., 25 janv. 2017, n° 14-26.071).
Ce principe, longtemps cantonné à des cas exceptionnels, semble connaître aujourd’hui un élargissement d’application.
Dans un arrêt du 21 avril 2022 (n° 20-22.773), la Cour de cassation avait validé la condamnation d’un salarié à indemniser son ancien employeur, alors même que les faits (détournement de clientèle, perception indue de commissions) avaient été découverts postérieurement à la rupture du contrat. La décision de la haute juridiction pouvait s’entendre comme consacrant la possibilité de poursuites fondées sur la faute lourde indépendamment de toute contestation de la rupture du contrat de travail.
Une décision de la Cour de cassation du 26 juin 2024 (n° 22-10.709) confirme également que
- La faute lourde peut être qualifiée indépendamment de la rupture du contrat ;
- Les faits fautifs postérieurs à la rupture, mais liés au contrat (notamment par la violation d’une clause d’exclusivité ou d’obligations de loyauté ou de confidentialité), sont susceptibles d’ouvrir une action autonome en responsabilité.
Cet arrêt confirme bien que le droit du travail peut être utilisé comme vecteur de lutte contre des comportements déloyaux, y compris après la fin du contrat, à travers l’action autonome en faute lourde.
II. Une spécialisation prud’homale de litiges traditionnellement commerciaux : l’extension de compétence
Les juridictions prud’homales semblent aujourd’hui se saisir activement de la possibilité d’appréhender, sous l’angle du contrat de travail, des faits traditionnellement qualifiés de concurrence déloyale relevant du contentieux commercial. Cette tendance participe d’une extension de leur compétence matérielle, dès lors que les agissements reprochés, même postérieurs à la rupture du contrat, présentent un lien direct avec l’exécution de la relation salariale.
L’arrêt de la Cour d’appel de Poitiers du 5 juin 2025 (n° 22/01463) (déjà commenté sur ce site) illustre parfaitement cette orientation. Dans cette affaire, un ancien salarié est condamné à verser plus de 794 000 euros de dommages-intérêts à son ex-employeur, pour avoir transmis des informations confidentielles à un concurrent, facilitant ainsi le détournement de plusieurs marchés.
Saisie d’une exception d’incompétence, la cour rappelle avec force que le conseil de prud’hommes est compétent pour connaître des différends nés à l’occasion de l’exécution du contrat de travail, y compris lorsque les faits sont qualifiés de concurrence déloyale. Elle motive sa décision en indiquant que les faits en cause ont été « commis pendant l’exécution du contrat de travail ou postérieurement, mais directement liés à ce contrat ».
Il en résulte une forme de justiciabilité prud’homale autonome, qui subsiste même en présence de procédures commerciales parallèles, dès lors que les obligations contractuelles du salarié (loyauté, confidentialité, fidélité) constituent le fondement juridique de l’action.
Cette jurisprudence traduit ainsi une volonté claire des juridictions du fond de s’approprier le contentieux de la concurrence déloyale lorsqu’il trouve sa source dans la relation de travail, et d’en faire un objet pleinement intégré au champ du droit social.
III. Vers une action prud’homale autonome pour faits de concurrence déloyale ?
Le point commun de ces décisions réside dans la construction d’une action spécifique fondée sur la faute lourde, permettant à l’employeur d’agir non pas pour contester la rupture, mais pour obtenir réparation d’un préjudice économique lié à des comportements déloyaux.
Ce contentieux, jadis marginal, tend à se normaliser. Il consacre la primauté du contrat de travail comme socle juridique de l’obligation de loyauté, élargie à des obligations de discrétion, voire de non-concurrence implicite, même en l’absence de clause formelle.
Cette dynamique conforte le rôle du droit du travail dans la prévention et la répression de pratiques concurrentielles déloyales, ce qui pourrait encourager les entreprises à internaliser la lutte contre la concurrence déloyale dans leur politique RH, via des clauses de confidentialité robustes, des actions préventives, et le recours stratégique au contentieux prud’homal.
IV. Des condamnations pécuniaires significatives, révélatrices de l’efficacité du mécanisme
L’attractivité croissante du fondement prud’homal pour sanctionner des comportements de concurrence déloyale trouve également une explication dans le niveau substantiel des condamnations financières prononcées à l’encontre des salariés fautifs.
L’arrêt rendu par la cour d’appel de Poitiers le 5 juin 2025 est particulièrement illustratif : l’ancien salarié a été condamné à verser 794 833,21 euros à son employeur en réparation du préjudice subi du fait de la transmission d’informations confidentielles à un concurrent
Ce montant, équivalent à la perte de marge escomptée sur des marchés détournés, démontre que l’action en responsabilité pour faute lourde ne se limite pas à un enjeu symbolique, mais constitue un levier d’indemnisation économique majeur.
De même, dans l’affaire Cass. soc., 21 avril 2022, la Cour de cassation valide une condamnation dépassant 1,3 million d’euros à l’encontre d’un salarié ayant perçu des commissions indues et organisé un détournement de clientèle, en estimant que les juges du fond avaient souverainement caractérisé l’intention de nuire
Ces montants, bien supérieurs aux barèmes habituels d’indemnisation en matière prud’homale, traduisent un glissement du contentieux vers une logique indemnitaire renforcée, appuyée sur une évaluation chiffrée des pertes commerciales subies par l’employeur. Ce phénomène conforte le recours à l’action prud’homale comme voie stratégique pour obtenir une réparation intégrale, y compris dans des hypothèses qui auraient pu être traitées devant les juridictions commerciales ou civiles.
Conclusion
Ainsi, le droit du travail tend à s’imposer comme un instrument complémentaire, voire alternatif, au droit commercial pour sanctionner les pratiques déloyales affectant l’entreprise, lorsque l’auteur est un ancien salarié.
La notion de faute lourde, autrefois marginale, se révèle être un fondement opérant pour engager la responsabilité personnelle du salarié fautif et obtenir réparation d’un préjudice concurrentiel.
Surtout, il convient de souligner que la reconnaissance d’une faute lourde dans ce contexte n’a pas pour effet de remettre en cause la validité de la rupture du contrat de travail : l’action engagée ne poursuit pas un objectif de réintégration ou de requalification, mais vise uniquement à obtenir réparation d’un préjudice économique subi par l’employeur.
On assiste donc à une forme d’émergence du droit du travail comme rempart contre la concurrence déloyale, incarnée par une jurisprudence de plus en plus structurée, qui mérite d’être consolidée par les praticiens du droit.